Marga d'Andurain l'aventurière bayonnaise

Née en mai 1893 à Bayonne dans une famille de notables issus de la magistrature, Marguerite Clérisse était la cadette d’une famille comptant trois enfants (un frère surnommé Pitt et une sœur, Mathilde). Traditionaliste, sa famille lui avait donné une éducation catholique et l’avait envoyée en Espagne au moment de la crise des congrégations. Elle avait là reçu son surnom, Marga, diminutif de son prénom. Elle eut une enfance des plus classiques où elle apprit, comme toutes les jeunes filles de son milieu, les vertus de la pureté féminine et le respect dû à l’autorité masculine tout en s’exerçant au dessin, à la musique, à la broderie, à la couture, c’est-à-dire à tous ces arts qui devaient concourir à agrémenter la vie du futur mari. En dépit d’une indépendance d’esprit que l’on se plut à lui trouver a posteriori et dont elle-même amplifia sans doute la valeur à des fins justificatrices, elle eut la vie conventionnelle d’une jeune fille de bonne famille dans la France provinciale du début du XXe siècle. En raison de son milieu d’origine, de la fortune non négligeable que son père comptait leur accorder pour dot, la famille Clérisse envisageait naturellement de pouvoir « bien » marier ses filles, autrement dit de leur permettre d’acquérir ce que, ni l’argent ni la beauté ni la compétence intellectuelle n’octroyaient : un titre de noblesse, à tout le moins un nom à particule.
En 1909, Marga rencontrait sur la plage de Biarritz l’un de ses cousins, Pierre d’Andurain. Le mariage fut rapidement décidé entre les deux familles, mais il fallut attendre qu’elle ait 17 ans pour obtenir la dérogation qui permettait de marier les très jeunes filles. Au demeurant, son père Maxime Clérisse avait accepté l’union avec quelques réticences, car si la recherche de la particule avait constitué, de son côté, un programme d’éducation familiale, il déplorait le fait que son futur gendre soit encore « sans profession ». Marga allait découvrir, à ses dépens, qu’il s’agissait là non pas d’une anomalie passagère mais d’un projet de vie. 

Car s’il avait aux yeux de sa jeune et pétulante épouse beaucoup de qualités — grand, très bel homme, affable, passionné d’équitation — Pierre concevait néanmoins difficilement qu’il soit nécessaire de travailler. Pour un homme « de son milieu », la recherche de l’argent avait quelque chose de dégradant. Le couple démarra donc dans la vie en comptant sur la générosité des familles mais très vite, il fallut se rendre à l’évidence : il devenait nécessaire d’inventer une vie dans laquelle l’absence de labeur permettrait de « tenir son rang ».


Leur goût commun pour les pérégrinations leur fit faire un long voyage de noce en Espagne, au Maroc puis en Algérie ; leur premier fils, Jean-Pierre, naquit le 4 décembre 1911 à Tlemcen. Ils restèrent en Afrique du Nord quelques mois encore jusqu’à ce que des difficultés financières les fassent rentrer en France. C’est alors que l’idée de partir au loin fut avancée. L’Argentine, terre d’eldorado pour tout les Basques, fut choisie comme patrie d’élection du jeune couple qui comptait y faire l’élevage de chevaux. Travail noble par excellence, Pierre d’Andurain concevait que cela était le seul dont il fût digne. Résolu à prendre en main les destinées de sa famille, il réclama une dernière fois le soutien familial. Les familles, elles-mêmes convaincues d’une réussite, financèrent le voyage. Pierre parti seul d’abord à l’été 1912 avant d’être rejoint par sa jeune épouse, mais l’attentat de Sarajevo vint mettre rapidement un terme à leur rêve argentin.


Pierre était résolu à revenir pour répondre à l’appel de la patrie en danger. Au lieu de prendre sa revanche sur les Allemands, le jeune lieutenant du 49e régiment d’infanterie – de Bayonne – faillit surtout passer en conseil de guerre. Après avoir été enterré vif avec ses hommes par un tir trop court, Pierre demanda qu’on allonge le tir, mais il se vit répondre par son colonel d’artillerie que les calculs étaient justes. Ordonnant à ses hommes de se replier et de l’accompagner à l’arrière, scandalisé, le jeune lieutenant alla gifler son colonel puis se constitua prisonnier. Il lui avait paru intolérable qu’on mette sa parole en doute. Grâce à ses relations, il fut déclaré malade et renvoyé au Pays basque où il allait pouvoir assister à la naissance de son second fils, Jacques, né le 26 novembre 1916.
La Grande Guerre s’acheva tranquillement sans que la famille comprenne que la « Belle Epoque » était derrière eux. La « fin des rentiers » allait plus que jamais les obliger à inventer leur vie dans un ailleurs plus enchanteur. Marga avait cependant compris que dans « son monde », le travail restait signe de décadence, à plus forte raison pour une femme. Il était autorisé dans la seule et unique mesure où il pouvait s’apparenter à une distraction. Elle choisit donc de s’adonner à la décoration d’abord – en achetant puis en revendant des appartements qu’elle avait transformés – puis à la mode en développant la production de perles artificielles sous la marque de sa propre société, Arga. Elle se heurtait toutefois toujours à la réprobation familiale, si bien qu’en 1925, après avoir hérité de son père, elle décida de partir en Égypte.


Là, elle retrouva avec bonheur le soleil et la lumière qui lui avaient tant plu au moment de sa lune de miel, et parée de son titre de « comtesse » ajouté sur une carte de visite, s’intégrant aussitôt à la communauté britannique du Caire, elle décida de reprendre une activité lucrative pendant que Pierre était accueilli comme un gentleman au Gezireh Sporting Club. Elle commença par vendre les perles qu’elle avait emmenées puis ouvrit l’institut de beauté Mary Stuart destiné à recevoir les luxueuses femmes égyptiennes et européennes. Deux ans plus tard, accompagnée de deux amis anglais Mrs Meade et le Major Sinclair – elle effectua le rituel voyage en Orient (Jérusalem, la mer Morte) et découvrit à cette occasion les ruines de Palmyre (Tadmor) en Syrie. Ce fut un véritable coup de foudre si bien qu’elle décida aussitôt d’emménager avec sa famille.
Pierre allait pouvoir s’adonner à sa passion des chevaux, tandis qu’elle envisageait de prendre en charge la gérance de l’hôtel Kettaneh que l’on venait de construire. Mais, à peine installés, déjà les ennuis s’accumulaient. Refusant de prendre en compte la rivalité entre Français et Britanniques dans la région, ne percevant pas à quel point elle pouvait nourrir les fantasmes d’hommes qui se trouvaient éloignés de leurs épouses le temps de leur service, Marga n’avait pas saisi combien son arrivée au bras d’un officier britannique – au demeurant son amant – avait pu nuire à son image et alimenter les suspicions d’espionnage auprès des militaires du poste de Palmyre. Etait-ce surprenant ou exagéré ? Non, surtout si on tient compte du contexte de la sortie de guerre où le mythe de la femme espionne avait largement alimenté les chroniques populaires ou de l’importance de la rivalité franco-anglaise en Orient. En décidant de prendre en charge le seul bâtiment civil important de Palmyre, en choisissant de le nommer l’Hôtel Zénobie (1927), Marga incarnait pleinement l’image même de la femme fatale telle qu’elle avait été imaginée quelques années auparavant dans La Châtelaine du Liban. Faisant fi de ces accusations, elle s’installa dans la position de nouvelle reine de Palmyre, accueillant avec bonheur les archéologues français et étrangers, les quelques rares touristes et hôtes de marque qui passaient par la cité du désert, tout en régentant en partie la vie du village arabe où elle trouvait ses employés. Pour eux, elle était « Zeinab » ou la « comta ».
En 1933, au cours d’une discussion avec l’un de ses employés, Soleiman, elle apprend, qu’originaire du Nedj, il compte repartir chez lui après avoir effectué le pèlerinage à la Mecque. Convaincue que ses expériences bédouines lui donnent des compétences particulières, Marga décide aussitôt de l’accompagner. Elle allait entreprendre là une aventure aussi rocambolesque que dramatique en compagnie de son compagnon bédouin – avec lequel elle avait contracté un mariage blanc – s’achevant par son emprisonnement dans les geôles d’Ibn Saoud à Djeddah après que l’infortuné mari eut annoncé que depuis le début du voyage, il prenait des médicaments sur le conseil de sa femme.

Initialement, Marga avait surtout souhaité se prévaloir d’être la première européenne à entrer à La Mecque de façon à pouvoir en faire la relation de voyage (une rihla). Le « Mari-Passeport » ne fut pas aussi coopératif que prévu et l’aventure se termina tragiquement par le décès de Soleiman. Marga n’a jamais avoué être responsable de sa mort, mais tous ses récits montrent bien la tension croissante entre les deux êtres durant tout le voyage. Il apparaît évident notamment que, à son arrivée à Djeddah, Marga craignait de perdre sa liberté. A juste titre d’ailleurs puisque repérée immédiatement comme une roumi, elle avait été enfermée dans un harem — seul lieu où une femme seule peut vivre en toute honnêteté et toute sécurité – en attendant que les autorités responsables de l’accueil des pèlerins statuent sur son sort. « Saoudienne de passeport et musulmane de religion, elle risquait d’être condamnée à la lapidation pour adultère et meurtre de son légitime époux. […] Soleiman avait bien pu succomber à une crise aiguë de paludisme, mais aucune autopsie n’avait été pratiquée ». Incarcérée le 21 avril 1933, elle passa soixante-trois jours en prison. À la suite d’un procès où elle reçut le soutien du consul Maigret, elle fut acquittée et put rentrer en France.
Son projet de pèlerinage mecquois avait lamentablement échoué. Mais volontiers provocatrice, Marga d’Andurain refusa cette image et mit en exergue l’incroyable exploit qui avait sous-tendu le projet. Elle insista sur son courage et sa ténacité lorsqu’elle se trouvait enfermée dans les geôles d’Ibn Saoud et se présenta dès lors comme une aventurière. Se méprenant sans aucun doute sur elle-même, sa vie eut alors comme le dit François Furet « l’éclat tragique d’un roman » : en décembre 1936, Pierre, avec qui elle s’était remariée, fut assassiné à Palmyre sans que l’on connaisse vraiment jamais les mobiles. Seule, inquiète, Marga se vit bientôt dans l’obligation de quitter Palmyre et l’Orient.
Revenue en France à la veille de la guerre, elle mena alors une vie très ambiguë, côtoyant autant le monde de la Résistance à travers son fils Jacques – au point d’ailleurs que ce fut son petit 6,35 mm qui servit lors de l’attentat du métro Barbès le 21 août 1941 – que celui de la Gestapo avec laquelle elle envisagea un temps quelques affaires. Finalement, impressionnée par les menaces que faisaient peser sur elle les truands Bonny et Lafont, elle trouva refuge à partir de la fin de l’année 1943 auprès d’Emmanuel et de Grace d’Astier de la Vigerie à Alger. Mais elle devait très vite renouer avec les drames. Après la mort de son aîné en février 1945, elle fut accusée au mois de novembre d’avoir empoisonné son filleul, Raymond Clérisse. Arrêtée à Nice, elle fut incarcérée quelques jours avant d’être rapidement mise en liberté provisoire pour ne plus être inquiétée par la justice ensuite. Enfin, alors qu’elle était devenue propriétaire d’un yacht, le Djeilan, qui croisait en Méditerranée, elle disparut à son bord le 5 novembre 1948. L’un de ses serviteurs, Hans Abele et son amie Hélène Kulz, furent jugés coupables du meurtre. Hans Abele fut condamné à 20 ans de réclusion et Hélène Kulz à une peine d’un an de prison.


Si les dernières années de Marga d’Andurain sont sombres en comparaison de celles qui avaient précédé son voyage à La Mecque, c’est parce qu’au fond, on ne connaît guère la manière dont elle les vécue. Manifestement, atteinte par l’assassinat de Pierre, son mari, elle s’inquiétait de son devenir, seule, dans un monde de plus en plus instable. Ce qui est certain cependant, c’est qu’au-delà de toutes les accusations dont elle fut l’objet – certaines fantaisistes et drôles, d’autres plus graves mais toujours sans aucune preuve ni aucun fondement autre que la rumeur — Marga lutta toute sa vie au sein d’une société éminemment masculine, dirigée et conçue par et pour les hommes. Si elle ne fut pas une militante de la cause féministe et si elle ne détesta pas les hommes pour autant, toute son existence fut, de fait, un combat contre le préjugé de la supériorité masculine. Elle revendiqua hautement le droit au travail à part égale avec les hommes. 
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Marga d’Andurain, Le Mari Passeport, Paris, Jean Froissart, 1947. Elle avait publié une version préalable dans le Courrier de Bayonne intitulée « Maktoub » (1934) – dont le texte avait été relu et corrigé par son ami Henri Seyrig, archéologue – ainsi que « Sous le voile de l’Islam » paru dans l’Intransigeant.
Pierre Fournié et Jean-Louis Riccioli, La France et le Proche-Orient, 1916-1946 : Une chronique photographique de la présence française en Syrie et au Liban, en Palestine, au Hedjaz et en Cilicie, Paris, Castermann, 1996, p. 12.
Edmonde Charles-Roux, Un Désir d’Orient, la jeunesse d’Isabelle Eberhardt, Paris, Grasset, 1988.
Henry Laurens, Le Grand Jeu : Orient arabe et rivalités internationales, Paris, Armand Colin, 1991 et Anne-Lucie Chaigne-Oudin, La France et les rivalités occidentales en Syrie-Liban 1918 -1939, Paris, l’Harmattan, 2006.
Pierre Benoît, La Châtelaine du Liban, Paris, Albin Michel, 1924.
Gabriel Dardaud, Trente ans au bord du Nil, Paris, Lieu Commun, 1987, p. 36.
Jacques d’Andurain, Drôle de mère, In Libro Veritas, 2007 (avec une perspective provocatrice largement revendiquée)
Julie d’Andurain, Marga d’Andurain (1893-1948), une occidentale d’avant-garde en Orient, mémoire de maîtrise Paris I sous la direction du professeur Daniel Rivet, 1996.

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